Le discours de la tortue : découvrir la pensée chinoise au fil du Yi Jing
Cyrille J-D JAVARY. Ed. Albin Michel. 2003.
Yin et Yang, ces deux diamants de la sagesse chinoise ne sont pas tombés du ciel. Ils sont nés dans les pages du Yi Jing, le Livre de Changements. Texte de base du mode de penser chinois, le Yi Jing (dont le nom fut longtemps orthographié Yi King) tient dans la civilisation de la Chine classique une place comparable à celle du Discours de la Méthode dans la nôtre. Depuis qu’y furent incorporés les concept de Yin et Yang, il y a servi de vocabulaire, de référence et de logique implicite à la quasi-totalité de ce qui s’est pensé sur les bords du Fleuve Jaune.
Pourtant le Yi Jing n’est pas d’un seul jet. C’est un aboutissement, le résultat d’un vaste processus de réflexion et de distillation intellectuelle s’étendant sur des siècles et à l’origine duquel on trouve une tortue. Ou plus exactement une carapace de tortue, couverte de caractères chinois.
C’est à l’âge du Bronze que se situe cette origine commune de l’écriture et de la rationalité chinoise. À cette époque, pour se renseigner sur l’opportunité d’un projet, on approchait une carapace de tortue d’une source de chaleur ce qui y provoquait des fendillements dont les formes étaint analysées. On notait ensuite le pronostique tiré de cet examen en gravant des signes à même la carapace. Ces fendillements linéaires auxquels les anciens Chinois ont décidé de donner du sens deviendront les traits rectilignes des figures du Yi Jing (les hexagrammes) et les courbes élégantes des idéogrammes chinois. Ils ouvrent l’originalité de la pensée chinoise.
À dérouler le fil qui remonte à la source même du Yin Yang, on rencontre milles facettes de la richesse de la pensée chinoise et on découvre au passage les constants échos que la Chine actuelle entretient avec son histoire passée.
Après s’être construit pendant un millénaire, le Yi Jing va entreprendre sa carrière officielle. Commence alors, au tournant de notre ère, l’histoire de son interprétation qui se poursuit avec son passage en Occident au XVIII° siècle. Ce sera l’histoire d’une privation, celle de la mise à l’écart du Yin.
Les deux époques où le Yi Jing fut le plus étudié, les Han et les Song, ont été les deux moments de l’histoire chinoise durant lesquelles les femmes furent le plus mal traitées. Et l’époque où elles furent le plus heureuse, les Tang, est la plus pauvre en travaux sur le Livre des Changements. Finalement, par les détours de l’histoire, les traductions en langues européennes allaient transmettre un Yi Jing étriquée, issu de la vision boiteuse des Song qui avaient repris et amplifié l’opprobre que les Han avaient jeté sur le Yin.
Or lorsqu’on se rapporte avec soin au texte ancien, on s’aperçoit que c’est plutôt le contraire qui y est mentionné : la réponse Yang à une situation y est deux fois moins souvent conseillée que la réponse Yin. La raison en est peut-être que les anciens rédacteurs du Yi Jing avaient remarqué avec sagesse que la réponse Yang, primaire, immédiate, n’a pas besoin de conseils pour être suivie ; la réponse Yin en revanche, secondaire, réfléchie, mesurée, ne nous vient pas d’instinct, elle doit être apprise, c’est pourquoi le Yi Jing la recommande.
Cyrille J.-D. Javary qui a effectué toutes ces recherches pour finaliser une nouvelle traduction du Yi Jing renouvelant considérablement le regard porté sur le Yin dans le Livre des Changements, nous convie, avec ce Discours de la Tortue au ton enjoué, à découvrir la double aventure de l’élaboration de l’écriture chinoise et l’accomplissement d’un de ses plus remarquables joyaux.